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Les papillons de Tibériade.

Source: Matthieu 14,25-32


Rappelle-toi souvent de la magie du monde.

Nous sommes à Tibériade, Galilée, au bord du lac.
Il y a un type qui a l'air de planer au-dessus de l'eau. Ce n'est pas de la magie: il est pourvu de deux grandes ailes de plastique mauve. Cependant il doit quand même être un peu savant car il n'est pas facile d'appliquer les principes généraux de l'aérodynamique au vol de l'ange.
Quoi qu'il en soit, ce type est très occupé. Bien sûr, nous sommes tous très occupés dans cette éponge que nous appelons civilisation et qui nous absorbe. Mais, lui, semble occupé à quelque chose de très particulier. En effet son vol est très lent et surtout il se déplace extrêmement près de la surface de l'eau.

Tu peux être certain qu'il cherche quelque chose, mais il n'a pas vraiment l'air d'un enquêteur: il n'a ni loupe ni carte pour se guider.
Sauf au niveau du cœur où tu peux voir une énorme lentille bifocale qui se contracte et se rétracte au rythme de son souffle.
Ô mon Dieu, quelle souffrance...

Je ne te fais pas plus attendre car je sais, moi, ce qu'il cherche.
Il cherche à la surface de l'eau l'empreinte d'un pas que devrait avoir laissée là un autre homme environ deux mille ans avant lui.
Vraiment, il ne fait pas là un travail simple! Pense un peu au nombre de bateaux et de pécheurs qui sont passés par là depuis. Pense aux vents, aux tempêtes qui durant ces vingt siècles ont plissé et déplissé la surface de l'eau. Pas facile dans ces conditions de retrouver la trace d'une simple empreinte.

Mais cet homme sait intuitivement que ce n'est pas l'eau qui en a conservé la mémoire. C'est la raison de cette grosse lentille bifocale à la place du cœur.
Alors comme toi, il pense à la magie du monde.

Quelque chose en lui ressemble à une âme simple. Quelque chose d'un peu lourd et de pas très vivant. Un truc qu'il porte en lui et qui ressemble à la surface de ce lac. Pas une esquisse de pas, pas une trace, juste une impression que si quelque chose doit être possible alors cette chose ne peut qu'être liée à un frémissement à la surface.

Il aurait envie d'étendre ses ailes de plastique mauve, d'éprouver un peu de cette puissance qu'il sent en lui, mais dans le même temps il sait qu'il est vain d'espérer du monde une réalité à laquelle il ne se confond pas. Vain papillon qui ne connaît du temps que ce qui tord son image, le voilà qui commence à se perdre. Il ne sait plus s'il trouvera, il ne sait plus s'il est sensé de chercher une telle chose, si éphémère qu'une simple empreinte de pas dans l'eau alors qu'il ne sait de lui-même que limite, qu'étriquement, que solitude.
Comme si au cœur de sa souffrance la douleur était un premier pas.

Mon Dieu, faut-il que l'on soit minuscule pour qu'un si petit monde puisse nous laisser l'impression d'être abandonnés.

Puis arrive un temps où la surface de l'eau est parfaitement lisse, sans aucune de ces petites ridules que grave le temps à la surface des choses. C'est un instant de la magie du monde. C'est un instant très rare, de ceux qui nous donnent une véritable mesure de la profondeur des choses et de notre petitesse également, mais aussi de l'étendue de cet espoir qui anime les choses.

À la surface de l'eau, l'homme étend ses ailes mauves, il distingue, tu le sais désormais, un phénomène rare: il n'y a pas de reflet. Il ne voit pas son image dans l'Eau.
Lis bien ceci, il y a là une dimension que la grammaire ordinaire n'autorise pas: il ne voit pas son image se refléter dans l'Eau.
Il se dit que peut-être quelque chose va se passer, qu'un instant de magie ne peut qu'accomplir un acte de magie. Mais il se trompe. Ce qu'il est réellement est encore plus petit que ce qu'il imagine. Il ne verra rien d'autre. Il ne verra pas l'empreinte du Saint qui marchait sur l'eau. Déjà l'ordinaire a repris son cours, des mouettes planent au-dessus de lui, une légère brise froisse la surface de sa perception.

Il vient d'apprendre quelque chose: une seule dimension plus grande que l'homme peut vivre en lui. Une seule chose peut être surhumaine dans l'âme d'un homme.
Cette chose, c'est son désespoir. Cette chose, c'est le sentiment de son néant.
L'homme et Dieu se rejoignent dans le vide par un vain baiser. Comment pouvait-il en être autrement? Croyais-tu vraiment que l'infini aurait pu s'accommoder de notre suffisance?

Il va rentrer. Replier ses ailes de plastique mauve. Attendre une autre fois.

Alors il lève la tête pour voir où est la rive.
Un peu plus loin, presque au milieu du lac, il voit un homme qui vient vers lui.
Un court instant il s'étonne que cet homme puisse marcher au-dessus des eaux.

L'infini ne tient pas plus de place qu'une seule seconde.
Son cœur se déchire, son âme se froisse. Il va mourir.
Déjà il atteint le fond du lac.

Et c'est au dernier instant qu'il reçoit un baiser.
Notre destin est de le rendre avant même qu'il ne nous soit donné.

Tu es cet être aux ailes de plastique mauve.