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Le Pommeau des Sources.

Source: Marc 4,14-23


J'ai sept ans.
Sept ans, quatre mois et quatre-vingt-douze minutes pour être exact.
Je ne parviens pas à dire les secondes, elles vont trop vite.

Je connais vingt-sept mille trois cent quatre mots, c'est le double d'un enfant de mon âge et c'est plus que mon père.
C'est un peu comme si j'avais appris un mot toutes les cent quarante et une minutes depuis ma naissance.

En fait, je n'ai fait que cela: apprendre de nouveaux mots. Mais je ne suis pas un génie, les mots sont des choses difficiles pour moi.

C'est difficile parce que je ne m'en sers que très peu pour parler, ce sont eux qui me parlent.
Ils me parlent longuement et très lentement et ils parlent beaucoup mieux que moi.

Il y a quelque chose d'enfermé à l'intérieur et c'est cette chose que j'écoute. Je crois que j'ai besoin d'eux.

Quatre-vingt-treize.

Un jour, une drôle de phrase m'est arrivée. J'ignore d'où elle venait, les grandes personnes disent que je ne fais pas la différence entre l'intérieur et l'extérieur. Elles s'expriment avec une précision très relative. J'aurais parlé d'un être dépourvu d'ipséité, mais comme personne autour de moi ne connaît le mot 'ipséité', j'ai préféré me taire. Cependant, même mieux dit, cela aurait été une erreur: je fais la différence entre les mots et moi parce que je sais qu'ils sont habités.

Cette phrase étrange c'était 'Mon esprit repose sur le Pommeau du Seigneur '.
Dans la religion des mots, cet animisme-là se nomme une métaphore.
D'habitude, les mots m'expliquent ce qu'ils sont. Ils me parlent d'eux. Ils se mettent en situation par exemple, ou bien ils se décrivent et me disent ce que les autres mots pensent d'eux. Parfois même ils me disent leurs rêves. Comme celui d'être associé avec un autre mot, plus rare et à leurs yeux, plus beau. Un mot vers lequel ils voudraient dériver pour créer un espace nouveau, jamais imaginé avant.
Parfois il leur arrive de me décrire les images qu'ils voudraient voir jaillir d'eux même lorsqu'on les prononce. La plupart sont des artistes.

On croit souvent que les mots servent à s'exprimer. Comme s'ils étaient les laquais de la pensée. Rien n'est plus faux. La vérité est que les mots se servent de nous pour s'exprimer. Sans eux nous n'aurions pas d'esprit, ils en sont la colonne vertébrale. C'est le mot 'Âme' qui me l'a dit.

Quatre-vingt-quatorze.

'Mon esprit repose sur le Pommeau du Seigneur '. Cette phrase-là m'a occupé plusieurs jours. Elle avait beaucoup, beaucoup de choses à dire et comme toujours lorsqu'il y a le mot 'Seigneur' dans une phrase, les mots chantaient. Les mots, lorsqu'ils chantent, sont proches du merveilleux. Ils me remplissent d'amour. Ils remplissent le silence de quelque chose qui ne peut pas être dit. Ils parlent à l'âme. C'est ainsi que j'ai découvert que les mots pouvaient aussi se parler entre eux. Lorsque les mots se parlent entre eux, c'est le silence, nul autre qu'eux-mêmes ne les entend. Ils nomment entre eux ce langage silencieux 'l'indicible '.

Le pommeau disait ce qu'il était. De temps en temps pommeau de canne, il servait de soutient. Et plus souvent pommeau d'épée, il était à l'avant-garde de la force, lorsque la main se pose et dit qu'elle est prête. Le mot 'Seigneur' ne dit jamais rien: Il est.
L'écouter, c'est être anéanti et ressuscité plusieurs fois dans la même seconde.
Mais c'est le pommeau du Seigneur, pas le mien.
C'est ce qui rend cette phrase extraordinaire: c'est une invitation.
On peut s'y associer, placer sa main sur le pommeau.

Quatre-vingt-quinze.

Indicible, sans doute, mais comme 'Mon esprit' était dans la phrase, j'ai tout entendu quand même. Comme dit ma mère: c'est une ruse de Sioux.

"Celui qui a des oreilles pour entendre, qu'il entende!"
J'ai un ami qui sème des mots, c'est lui qui dit cela. Il dit souvent qu'il cherche de belles phrases pour y jeter ses mots. 'Des phrases avec un bel esprit' m'a-t-il dit un jour. Moi, les semeurs de mots je les aime bien. Ils me nourrissent.

Alors je lui ai parlé de ma drôle de phrase. Après l'avoir entendue, il m'a regardé bizarrement. Puis, comme s'il venait de retrouver un très vieil ami, son visage s'est illuminé d'un sourire totalement extraordinaire.
Il m'a simplement répondu 'Nous sommes ensemble désormais'.

'Nous sommes ensemble désormais'...

Elle est étrange cette phrase, il n'y a pas le mot 'Seigneur' dedans et pourtant elle n'arrête pas de chanter.

J'ai sept ans, quatre mois et quatre-vingt-seize minutes.