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Plumes d'Archanges

Source: Marc 15,34


New York, Londres ou Paris, je ne sais plus. Les rues me semblaient vastes, la circulation intense. Les gens à la fois neutres et bouillonnants.
Une des caractéristiques des événements extraordinaires est que l'on est capable de les vivre de plusieurs points de vue à la fois. Parfois de plusieurs lieux, mais le plus souvent en partageant le regard de plusieurs personnes. Presque à la fois, mais pas tout à fait cependant.
Celui qui vit l'histoire, celui qui se regarde en train de la vivre, plus quelque chose d'autre, que nous partageons tous, et qui souvent nous démultiplie.

Je marchais sur le bord du trottoir. J'ai vu l'accident arriver. Je crois qu'il a dû voir sa mère de l'autre côté de la rue. Peut-être s'était-il perdu et la cherchait-il?
Il s'est élancé. Il avait une peluche sous son avant-bras droit. Un nounours marron pâle. C'était un enfant de peut-être sept ou huit ans. Il avait l'air heureux.

J'ai vu à l'effroi tétanisant le visage de sa mère qu'elle avait anticipé la suite. En même temps, je percevais la joie de l'enfant qui, lui, anticipait une autre suite. Puis la voiture jaune et large. Le son des pneus qui hurlent en tentant d'entailler le sol. Il a tourné la tête vers la voiture qui fonçait sur lui. Il a compris. Il a eu l'air surpris et un peu désolé, mais son esprit n'a pas eu froid. Je crois qu'il a pensé à sa mère.

Puis est arrivé le choc.
Un choc qui a arrêté quelque chose dans le déroulement du temps. Un choc sans cri. Un choc un peu mou. Et l'enfant qui s'élève en l'air presque lentement. Une ascension dans le sang et dans le brun des liquides corporels d'un corps explosé.
La voiture, une espèce de petite camionnette jaune, n'a pas encore retrouvé sa stabilité. L'avant est encore penché vers le bitume. D'où je suis, je peux voir qu'elle n'est pas abîmée. Toute la force a dû être absorbée par ce corps qui s'élève encore.

Il a la tête en bas, presque face à moi. Sur son tee-shirt, on peut voir une barre rouge et brune au niveau du bas des poumons.

La chute est plus rapide que ne l'a été l'ascension, mais dès l'instant où il commence à retomber, le bruit ambiant s'efface dans une grande aspiration d'air, un peu à la manière d'une vague qui déserterait brutalement une crique.
Le vide et la mort imminente envahissent tous les esprits. Il fait froid.
J'aperçois le visage de sa mère.
Il n'exprime plus l'effroi.
Juste une souffrance épouvantable. Il est déjà trop tard.

La peluche gît à ses pieds.

Il tombe. Il va s'écraser un peu à côté du passage clouté. Je réalise qu'il devait être dessus au moment du choc. Je réalise qu'il était dans son droit.
Le droit et la mort.
Son épaule droite touche la première le sol. Il est à trois mètres de moi. Le silence est si intense que je peux entendre les os qui se déboîtent et avoir conscience de ceux qui se brisent.
Il est de dos.
Sa tête frappe ensuite. Puis l'une de ses jambes qui se replie partiellement sous lui dans une attitude presque impossible, comme si elle avait été tordue au niveau de la hanche.
Il est à terre, il ne bouge plus. Un mince filet de sang coule derrière sa nuque.

Je suis maintenant de l'autre côté de la rue. Un drôle de type qui se trouve là où j'étais s'apprête à s'avancer. Il est désormais au niveau de l'enfant. Il se met à genoux devant lui et pendant un moment qui paraît durer une éternité, il le contemple. Le silence est intense dans la rue, comme si tous les sons s'étaient retirés. Il passe une main sous la nuque du gosse et une autre sous ses genoux. Puis lentement, il le ramène vers lui. L'enfant est maintenant dans ses bras. J'entends dans ma propre tête les battements sourds du cœur de cet homme. D'abord doucement, puis leur force augmente rapidement jusqu'à me faire osciller la tête à chaque coup. Jusqu'à me faire mal.

Dans mes bras, je peux sentir la douceur et la tiédeur du tee-shirt. La fibre douce du tissu. Il semble si léger que j'ai eu l'impression de soulever une plume. De son sang se dégage une odeur un peu âcre de fer oxydé. Le sang a l'odeur de la vie, c'est une bonne odeur.

Ô petit bonhomme, ta souffrance me fait une peine épouvantable. Comment accepter cela sans désirer te sauver à tout prix? Mais dans ma peine, pas de force, juste de l'impuissance.
Au fond de ma peine quelque chose qui fait que l'on se ressemble. Comme un peu d'amour. Sans raison. Juste parce que l'on se ressemble. Par la peine. Pourquoi mon esprit rentre-t-il dans cette imitation de ta mort?
Pourquoi se met-il au diapason de ta douleur?

Tu sembles si doux, si gentil. Si innocent. C'est tellement opposé à la violence qui déchire ta vie.

Mais sans force, sans magie et sans Grâce, que faire?
Crier? Juste crier au ciel notre impuissance?

De cette incapacité à agir naît une sensation de néant dans mon esprit. Un vide qui suspend les mouvements de la vie. Même mon dos à froid désormais. Ce vide crée une espèce de dépression mentale brutale dans lequel l'air environnant s'engouffre avec violence, refroidissant encore plus tout ce qui se trouve sur son chemin.

Je sens que tu as froid aussi.
Ta sueur a rendu ton tee-shirt plus rugueux. Tu vas vers la mort.
Un court instant je pense que tu risques de prendre froid avec ce linge humide qui te refroidit.
C'est bête. Juste une forme d'attention rituelle.

Le néant qui m'envahit est total désormais. Et dans ce vide, je me rappelle de la pierre angulaire sur laquelle je suis bâti. Je ne suis qu'un esprit. Et bien que faible, je suis irréductiblement un esprit. Un grand frisson m'envahit. Ma tête frisonne. Mes yeux pleurent. J'ai besoin d'aide, car je ne sais pas faire ce que je veux pourtant qu'il advienne. À cet instant, j'ai une pensée pour les anges, qui sont l'expression de l'esprit de Dieu. J'éprouve une grande espérance: qu'ils me montrent.

Dans mes bras, je sens le corps de l'enfant. Je sens qu'il a besoin de la chaleur qu'il capte de moi. J'aimerais lui donner de la vie.
Je crois que je suis prêt à perdre la mienne pour cela.

Mes yeux se sont fermés, ma tête s'est inclinée vers lui. Mais c'est étrange: je peux voir ce qui se passe autour de moi. La camionnette jaune s'est stabilisée. Et c'est vrai qu'elle n'a rien. Même pas une bosse.

Les gens, eux, n'ont que peu bougé. Sa mère est restée au même endroit comme si elle n'osait pas bouger. Les gens nous regardent avec une attention que je peux sentir tant elle est dense. Eux aussi sont purs esprits. Et je vois que le drôle de type de tout à l'heure est maintenant à genoux au milieu de la route et qu'il t'a pris dans ses bras.

Je me rends compte que sa mère a ramassé le nounours. Elle l'a dans la main gauche. Je me dis alors qu'elle a commencé à faire quelque chose, qu'elle était sortie de sa torpeur et qu'elle devrait déjà être à côté de moi. Je me rends compte alors que si elle est encore là-bas, c'est que quelque chose de plus extraordinaire encore a dû pouvoir l'arrêter. Comme elle regarde vers nous, je suis son regard.

Cette scène est étrange. Je vois que tu es dans mes bras et que du sang coule de l'arrière de ta tête sur mon manteau. Bêtement, je regarde le pan de mon manteau, mais il n'a rien. Seul celui du type à genoux au milieu de la rue est couvert de ton sang.
Alors j'arrête de regarder.
Tu pars.

«Ô mon Dieu, Maître de l'univers, ô mon Père. Je sais que tu es en nous. Je ne comprends rien d'autre de Toi. Mais vois: j'ai regardé vers Toi et je t'ai reconnu. Même si je ne suis que la partie de ton manteau qui traîne dans la poussière, je t'ai reconnu.»

Mais mon esprit est vide. Tellement vide.
Et toi, toi tu danses dans tout l'univers.
L'ombre cisèle ta lumière mieux que l'œil d'un diamantaire.

Alors je n'ai pas de solution. Je suis seul, désespéré. Livré au néant.
Et il y a ce petit bonhomme dans mes bras, en train d'agonir dans le sang et la souffrance; dans l'innocence aussi. Je voudrais qu'il ne meure pas.

Alors j'accepte et je rentre dans ta mort.

Au fond de mes yeux clos, l'enfant prend toute la place. Son corps grandit dans mon esprit, puis à un instant, je rencontre ses yeux. De grands et beaux yeux très étonnés d'être là. Il est serein et moi je suis comme un point fixe qui dérive sur la mer, comme le sommet d'un mât qui tangue sur les eaux.

Seigneur, je me souviens de ta première phrase: au début, l'Esprit planait sur les eaux.

Je les sens désormais, l'un d'eux a posé sa main sur mon épaule. Cela a illuminé l'intérieur de mes yeux clos d'une belle lumière blanche. Puis j'ai senti une autre main et encore une autre. Et à chaque fois plus de lumière, blanche, mouvante et presque dense. Mon Dieu, j'ai eu l'impression que je n'avais plus rien dans le corps, que j'étais juste un vase. Même les pupilles de mes yeux m'étaient inutiles. Puis doucement, j'ai senti cette force se diriger vers mes bras, puis passer dans mes mains et enfin se communiquer au petit bonhomme que je tenais contre moi.

Il eut un sursaut, comme un petit hoquet.
J'ai ouvert les yeux, il me regardait. Alors j'ai ouvert les bras pour le laisser partir. Il se lève, il semble bien. Il va rejoindre sa mère qui l'attend de l'autre côté du trottoir avec un nounours marron pâle dans la main gauche. Il n'a rien, même pas de trace.
Lorsque sa mère le prend tranquillement dans ses bras, l'enfant tourne la tête vers moi. Il a de grands et beaux yeux qui me regardent fixement. Au fond de ses yeux, son esprit semble être un point fixe qui dérive sur la mer, comme le sommet d'un mât qui tangue sur les eaux.

Je marchais le long du trottoir dans une rue de New York, de Londres ou de Paris, je ne sais plus. J'ai vu un type qui traversait au passage pour piétons. Un enfant de peut-être sept ou huit ans le précédait. L'enfant a traversé et est allé rejoindre les bras de sa mère qui l'attendait de l'autre côté. L'homme, lui, s'est arrêté en plein milieu de la rue et a regardé en l'air. J'ai suivi son regard. Il y avait une plume qui tombait du ciel et qui venait vers lui. Il a ouvert la main et l'a tendue vers la plume. J'ai vu que sa main droite était tachée de sang.

C'est au moment où la plume s'est posée sur ses doigts que le choc est arrivé.