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Kyrie eleison

Source: Marc 8,34


Épiclèse: ô mon amour, mon vénérable, mon adorable amour, ma nourriture et mon souffle. Trois fois consolateur, craint autant qu'aimé. Flamme délicate, vaste brasier. Joug puissant et doux.
Accompagne-moi dans la chute qui vient. Eleison.

Le roc sur lequel tu t'étais bâti vient de s'ouvrir sous tes pas.
Tu tombes.
Au sommet, le ciel a déjà disparu, emporté par l'ignorance. Sous tes yeux défilent des parois abruptes et sombres.
Tu tombes encore.
La vitesse est grande et s'accélère, l'air est cinglant, presque coupant, l'ombre est rêche et froide comme de la glace.
Puis, sans que tu saches comment, tu te rends compte que ce n'est pas l'air lié à la vitesse que tu ressens. C'est lui, il est là avec toi. C'est l'Esprit qui souffle. Comme tu viens de le reconnaître et que tu sais que reconnaître, c'est aimer, alors le souffle se réchauffe, il devient tendre et te voici comme suspendu dans l'infini, au beau milieu de ta chute. Devant toi, il y a la paroi. Et dans cette paroi quelque chose de lumineux et qui bat comme un cœur. Kyrie eleison.

C'est tellement beau que les larmes te montent aux yeux. On dirait un jardin. Des crescendos de vert, lumineux et sombres, se mêlent et s'entremêlent. Un jardin où une lumière délicate et douce semble s'être donnée à profusion et se dégage de toutes choses.
Tu sais que ton corps ne va pas pouvoir passer à travers la pierre. Si tu veux aller dans ce jardin, tu vas devoir l'abandonner là et te mouvoir dans le roc avec l'esprit. À l'instant où tu poses la main sur la pierre, tu te retournes et tu contemples un moment ce corps sans connaissance suspendu dans le vide. Puis tu fais un pas dans la roche comme si sa nature et la tienne ne s'excluaient plus et tu rentres dans le jardin. L'Esprit est avec toi, tu sens son souffle tiède dans tes cheveux. Tu perçois la délicatesse de son attention pour toi et cette puissance invraisemblable qui se pose à la surface fragile de ce que tu es, comme si l'infini tout entier venait se déposer sur une minuscule graine de poussière.
Maintenant que tu fais partie du roc, tu ressens plus fortement le battement qui semble l'animer. Chaque particule ici semble respirer dans ce battement, ce qui donne l'impression que chacune d'entre elles est vivante. Au plus profond du jardin, tu distingues au loin une croix plantée là et qui semble osciller doucement d'avant en arrière. Tu devines qu'il y a un Christ représenté sur cette croix. Alors, comme tu as toujours été sensible à l'esthétisme des crucifix, c'est-à-dire à la souffrance transcendée par la pureté des lignes, tu décides d'aller voir de plus près. Christe eleison.

Le choc dans ton âme est violent et profond, car tu t'es approché très près et tu vois que ce n'est pas une sculpture qui repose sur cette croix, mais un homme, un vrai et qui souffre. À la manière d'un cataclysme, tu sens monter en toi une colère intense. L'iniquité de ce que subit cet homme t'est insupportable. Mais, à l'instant où la colère s'apprête à t'emporter, tu sens l'Esprit qui s'enroule autour de ton bras et qui monte vers ta tête. Il t'apaise. Alors tu te rappelles du jardin et, des larmes plein les yeux, tu contemples le visage du Christ. Sa souffrance te blesse profondément, mais il émane de lui une sorte de majesté, une grâce d'une beauté surnaturelle. Eleison.

Tandis que la croix continue d'osciller légèrement d'avant en arrière, l'Esprit, lui, s'est enroulé autour de toi. Tu ne le vois pas, mais tu sens qu'il te contient. Sur la croix, tu vois l'homme fermer douloureusement les yeux et tu comprends qu'il prie. À l'instant où il a fermé les yeux, la croix s'est fixée lourdement dans le sol, lui arrachant un souffle de douleur. Ce souffle s'est mêlé à celui qui te contient et durant un court instant sa douleur est devenue ta douleur. C'est la raison pour laquelle tes mains, tes pieds, ton front et ton côté saignent. C'est la raison pour laquelle ton âme est lacérée.
Ta douleur n'a été qu'un souffle sur ton front, mais tu sais que la sienne perdurera dans l'Éternel. S'il souffre une fois, il souffre toujours, s'il meurt une fois, il meurt toujours et puisqu'il a été, il est. Eleison.
Kyrie eleison.

Tu sens les gouttes de sang qui coulent de ton visage, mais lorsque tu regardes le sang qui s'écoule de ta main, tu vois qu'au lieu de descendre vers le bout de tes doigts, celui-ci remonte le long de ton bras. Comme sur les bras du Christ en croix.
De son front également une goutte a perlé, elle a glissé sur son visage et est tombée au sol d'où le jardin l'a bue. Alors de tes yeux, des larmes froides ont coulé, elles sont tombées et, elles aussi, le jardin les a bues. C'est la raison pour laquelle l'Horeb a tremblé et que la tempête et les flammes l'ont assailli. C'est aussi la raison pour laquelle un souffle léger essuiera désormais toute larme de tes yeux et que la mort ne sera plus et qu'il n'y aura plus ni deuil, ni cri, ni douleur.
Un monde nouveau est né du monde ancien, l'abîme a tremblé et les cieux ont tressailli d'allégresse. Eleison.
Christe eleison.

Mais déjà, avec le dernier mot arrive la dernière note de ce chant. Le silence envahira le chœur et ta prière te semblera mourir autant qu'elle te semblait vivante il y a encore un instant. Puis passeront un temps et la moitié d'un temps durant lesquels tu apercevras la houle que crée la Présence à la surface de l'âme. Eleison.

Ensuite ton âme redeviendra lisse et tu retrouveras l'altérité.
Selah.